
Ici, il y a un an, il y avait des familles
Ici, il y a un an, il y avait des familles, il y avait des enfants, il y avait des vieux, des femmes et des maris, des cousins et des voisins.
Il y avait la vie d’une cité recomposée faites de bric et de broc, des reliquats de nos consommations. Il ne s’était pas gardé de me le dire d’ailleurs, ce grand homme, le cousin de Florin dont je ne connaissais pas le nom : “nos baraques nous les avons construites avec ce que VOUS avez jeté !” Et moi de regarder le campement avec la fascination que j’ai toujours eue devant un bidonville. Cette capacité des hommes à construire et reconstruire, à créer un espace qui devient sien avec des riens dans un espace qui souvent n’est lui-même à personne et un rien.
Ils ne nous ont jamais vraiment posé la question de savoir pourquoi on était là.
Je suis re-passée plusieurs fois devant cet ancien campement depuis son expulsion. Je ne sais pas pourquoi c’est aujourd’hui que j’ai décidé d’écrire. Peut-être qu’aujourd’hui était un semblant d’anniversaire. Je passais ici en vélo, le froid était piquant comme la première fois que nous nous y sommes rendus. J’y suis allée avec François et Claire, en voisins, citoyens, solidaires… Ils ne nous ont jamais vraiment posé la question de savoir pourquoi on était là… En revanche, la question était bien là.
Pourquoi ?
Pourquoi nous nous déplacions, sans rien apporter, alors que personne ne l’avait fait depuis 6 mois, sauf bien sûr les différentes polices qui étaient venues à plusieurs reprises leur signifier qu’ils n’étaient pas – une fois de plus – au bon endroit.
Finalement tant mieux qu’ils ne nous aient pas posés la question, parce que je ne sais pas si on aurait su y répondre…
Bah euh… on vient créer du lien…
et puis… on vient en amis…
Et puis aussi, on vient vous signifier que vous existez…
En fait, on vient comme ça… parce que ça nous paraît complètement dingo qu’il y ait encore des bidonvilles en 2019…
On vient vous aider, euh enfin, vous proposer notre aide, enfin vous voyez quoi !
Pour ma part, est-ce que je ne venais pas autant pour moi que pour eux ? Peut-être que je voulais vérifier comment on tient là quand on est mère de famille ? quand on est cousine ou soeur ? Comment on tient quand il faut faire tourner la baraque au sens propre comme au sens figuré ?
On aurait fini par s’apprivoiser, nous avec notre solidarité et eux avec leur accueil
A chaque fois, ils nous ont accueillis hyper gentiment, avec un respect immense, même si dans leurs yeux, il y avait d’énormes points d’interrogation.
Il y avait ceux qui nous parlaient, ceux qui nous ignoraient, ceux qui venaient nous demander des vêtements ou ceux qui nous demandaient carrément les chaussures que nous avions aux pieds.
Les premières demandes ont été les poubelles. Puis l’école. Le bus mobile du département est venu et comme il ne pouvait pas se garer sur l’emplacement, il n’est jamais revenu. La demande était forte pourtant, mais l’espace pas pratique. Une ironie de plus.
Les enfants ont des yeux qui nous font pénétrer dans une forme de maturité
Comme dans la rue, je me souviens des visages. Des visages d’enfants, de ceux de leurs mamans, de leurs pères et de leurs grand-parents. Je me souviens moins de ceux qui habitaient un peu plus loin sur la platz.
Je me souviens du jour où nous avons apporté des feuilles et des crayons.
Ce jour là, les plus grands ont attrapé un marqueur et ont entrepris de numéroter chaque porte de baraque, comme une rue dans la ville. Ils étaient fiers !
“Tu as vu moi j’ai la baraque 18 !
Et moi la baraque 3.”
Ils sont vifs ces enfants, toujours prêts, volontaires, à l’affût du moindre jeu, de la nouveauté, créatifs. Avec des yeux bien pétillants qui disent très souvent l’intelligence, leur vivacité d’esprit et de corps. Ils ont des yeux qui nous font pénétrer dans une forme de maturité. Des yeux qui savent. Comme-ci ils en savaient déjà long sur la marche du monde, alors qu’ils n’en ont pas encore appris les règles du jeu.
Brûlures du passé. Stigmates du système D, de la vie d’à côté.
C’est ce même jour où des représentants de la Police municipale sont venus apporter l’avis d’expulsion, en plein hiver, sans recours possible. Tout y est : l’insalubrité, les rats, les installations électriques, le risque incendie… Pas de rats. L’insalubrité est évidente, mais pas la saleté. Les installations électriques protégées et bien pensées, mais dangereuses quand même. Le risque incendie est réel.
D’ailleurs, il y a d’ailleurs deux enfants qui ont des marques de brûlures énormes. Brûlures du passé. Stigmates du système D, de la vie d’à côté. On imagine bien la casserole bancale sur un poêle bancale, dans une maison bancale, sur un campement bancale, dans un monde bancale… Deux enfants insouciants qui jouent, se bousculent, bousculent la casserole bancale et sont brûlés. Je ne sais pas si ça s’est réellement passé comme ça.
Nous n’avions pas des liens forts, mais ils ont commencé à se disloquer, eux parce que c’était une énième rupture et nous parce que nous ne savions pas comment gérer cette machine de guerre sociale, administrative, municipale et étatique derrière lesquelles il n’y a que des hommes humains, qui mourraient de dormir une nuit dans ses baraques (comme moi d’ailleurs), mais qui signent des papiers d’expulsion en étant sûrs de faire la bonne action.
« Je suis qui moi ? »
Toujours est-il que là, il y a un an, il y avait des familles qui étaient arrivées un beau soir de juillet. Qui avaient installé deux, puis trois, puis quatre, puis vingt baraques. Un jour, j’ai demandé à Florin (un des premiers arrivés sur le campement) :
“Pourquoi as-tu laissé le terrain s’agrandir comme ça ? Pourquoi avez-vous laissé la porte ouverte à autant de monde ? Vous auriez peut être pu rester plus longtemps ? »
Et il m’avait répondu :
“Je suis qui moi ? Je suis qui pour dire à un père de famille qu’il ne peut pas installer sa femme et ses enfants ici ?”
CQFD. Bienvenue dans la réalité.
Il y avait Florin, Ionut, Cristina, Maria, Ioan, Zorica, Gheorge, Manuel, Anna, Sanda, Cosmin, Rodica, Nicolae, Maria, Georgeta, Ionut, Cristian, Lenuta, Ciprian, Catalin, Josef, Lumenitsa, et tant d’autres.
Il n’y a plus.
Des bulldozers et des pelleteuses ont débarqué un matin. Ils ont détruit, benné, et creusé ces cratères (que l’on voit sur la photo) pour être bien sûr qu’il ne revienne pas à l’idée de quiconque de s’installer sur ce terrain en friche, de plusieurs hectares, qui attend qu’une route qui ne sera jamais construite, le soit…
C’est fou cette ironie de l’habitat.
Les pelleteuses en sont un point commun mais n’y ont pas la même fonction.
Quand on est inclu…
cela commence par des pelleteuses. Elles signent le début de la bâtisse. Le début d’une vie.
Quand on est exclu…
Elles signent la destruction massive. La fin d’une vie. D’un microcosme. Une énorme violence pas que symbolique qui assure aux exclus, qu’ils sont exclus, juste au cas où ils l’auraient oublié.