
Le jour où j’ai écouté parler un homme qui n’avait pas accès à la parole
Au mois de novembre, j’ai intégré un groupe de paroles qui s’adresse à des personnes handicapées. Ces personnes vivent dans une MAS (Maison d’Accueil Spécialisé). Mon rôle est de soutenir une de mes collègues dans l’animation de ce groupe de paroles.
Nous sommes là pour parler avec eux du handicap. Comment ils le vivent, ce qui se passe ou ne se passe pas pour eux.
Dans ce groupe viennent des personnes qui ont des handicaps très lourds, visibles ou moins visibles. Beaucoup sont en fauteuil. Certaines personnes ont été valides plus tôt dans leurs vies. Certaines parlent, d’autres n’ont pas accès à la parole. L’un d’entre eux écrit sur une tablette et une voix de robot décline ses mots. Certaines personnes sont branchées sur une ou deux idées qui reviennent dans leurs têtes, d’autres sont capables de philosopher pendant des heures. Quelques uns ont accès à leur vie intérieure, d’autres ne comprennent pas de quoi il s’agit, ou alors n’ont pas accès à d’autres niveaux que la réalité. C’est donc un groupe très divers.
Dans ce groupe, il y a un homme assez jeune. Très lourdement handicapé. Il s’appelle Isaac. Très vite, nous nous sommes plus. Isaac ne parle pas. Il est en fauteuil. ll a des gestes très amples et très incertains. Il ne peut donc pas avoir de manette pour déplacer son fauteuil où il veut. Il ne peut pas non plus construire un langage développé qui lui appartiendrait. Il fait des oui par un son et des non avec la tête. Il se fait comprendre pour les émotions principales : tristesse, colère, joie, peur, car nous pouvons les lire sur son visage. Les autres résidents nous aident à décrypter ces messages codés. Nous voyons qu’Isaac est très sensible, très intelligent. Il est capable de suivre toutes les conversations et de réagir de manière opportune en signifiant une émotion ou un mouvement qui dira son accord ou son désaccord. Tout le monde est d’accord pour dire qu’Isaac est un charmeur. Le fait est, il a un regard perçant, rieur, profond, beau, parlant …
La première fois que nous nous sommes rencontrés. J’ai vite connecté avec sa façon d’entrer en contact avec les autres, car cela ressemble de toute pièce au comportement d’un petit bébé qui veut attirer votre attention. Il bouge, s’agite, émet des sons, fixe le regard, en attendant que la personne visée le regarde. Et une fois qu’il intercepte ce regard, il utilise son atout principal! Ses yeux perçants, rieurs, profonds, beaux, parlants … Il plante ses yeux dans les tiens, puis te sourit longuement.
Un groupe de paroles pour des personnes qui ne parlent pas, j’avais perdu le sens.
L’animation de ce groupe de paroles nous fait traverser des hauts et des bas, je dirai même des grands hauts et des grands bas. La dernière fois, j’y allais avec des pieds de plombs. Je ne savais plus très bien pourquoi nous y allions. J’avais l’impression de créer un espace de paroles qui ne servaient à rien. Nous y créons des des liens qui disparaîtraient. Nous nous apprivoisons avec les personnes puis nous partirons.
Un groupe de parole pour des gens qui ne parlent pas… ou pour qui parler est un effort. J’avais perdu le sens. Bref, je me sentais triste, démotivée, perdue. Impuissante finalement.
Installée à côté d’Isaac, je lui propose, comme nous l’avions convenu en préparant l’animation, que nous fassions un blason*. Je lui fais des propositions de parole et nous convenons qu’il me dit, avec ses oui et ses non, si il est d’accord ou pas. Ensuite je les écris sur un papier, pour dire ce qui est LUI.
Il s’exprime et je l’écoute …
Il est d’accord. Nous commençons. Je lui propose des phrases, des mots. Je lui prête des idées. Il valide, invalide, valide, revalide.
Puis au bout d’un moment, je réalise que je ne parle plus. Mais qu’il me parle : il bouge, émet des sons, me fixe du regard, cherche, agite son bras le plus mobile…
Je ne comprends pas ce qu’il me dit, mais l’espace est là. Il s’exprime et je l’écoute…
Cela dure longtemps 15-20 minutes de silence pour moi, de “paroles” pour lui. Puis il se calme, il s’apaise, il a terminé. Terminé de dire à sa façon tout ce qu’il avait sur le coeur.
C’est beaucoup pour lui, il est fatigué. Je sens en lui un apaisement profond. Il est bien. Il sourit. Il somnole même! Moi, je me sens heureuse, heureuse de cet échange, heureuse pour lui, heureuse pour moi d’avoir persévéré, heureuse pour nous d’avoir ce lien. Un moment d’éternité.
A la fin du temps, nous nous retrouvons toutes les 3 avec mes collègues. Mes collègues me demandent ce que nous faisions, quel était mon silence. Je réponds encore un peu émue par ce moment si intense.
“Je l’écoutais … Il me parlait et je l’écoutais …”
En revanche, je ne saurais jamais ce qu’il m’a dit.
Cette séance a été pour chacune de nous tellement intense que nous nous serrons dans les bras et nous pleurons.
*Le blason est un outil d’animation que nous avons utilisé pour ce groupe. Il s’agit de dessiner un blason et à l’intérieur d’écrire tout ce que la personne veut dire d’elle. Suivant les possibilités d’élaboration des participants, il peut être divisé en partie avec des thématiques : qui suis-je? Ce que j’aime? Mon projet? Ma phrase leitmotiv? etc.