
Malik. Il crie le vendredi. Il crie la rue
Je me souviens encore du jour où je l’ai entendu pour la première fois. Sa voix résonne dans mes oreilles et je sens encore l’énergie qui émane de sa colère. Nous sommes un vendredi après-midi, il est environ 16h, l’accueil fermera ses portes dans 1 heure et Malik arrive. Il crie, à vrai dire je ne sais pas très bien ce qu’il crie. Je l’entends, j’entends les mots, mais je ne sais pas si il y a un sens. Je ne sais pas si il y a des phrases. Je ne sais ni même, si il veut que l’on comprenne ce qu’il dit. Il crie.
Quand même on en prend plein la figure.
Au moment où je commence à l’entendre, je suis tranquillement installée à mon bureau, je découvre une nouvelle fonction de cheffe de service que j’occupe depuis 2 semaines … et je sais que je dois y aller. Que je dois intervenir. Que c’est là (entre autres) que les gens m’attendent. Que c’est mon rôle. Je n’ai pas envie de sortir de ce bureau. Je me sens impressionnée. Je me donne du courage.
Quand j’arrive l’agent d’accueil est en train de discuter avec lui. Ils se bousculent mais ils savent bien qu’il ne se passera rien, qu’il n’y aura pas de bagarre. Ils commencent à bien se connaître tous les deux. Eric a même repéré que Malik vient souvent le vendredi après-midi pour dire… (mais ça moi je ne le sais pas encore…)
Je vais vers Malik. Je le salue et lui parle doucement, il continue de crier des mots, des mots et encore des mots. Son visage est à quelques centimètres du mien. Je suis là. J’encaisse. J’entends. J’écoute. J’accueille. Il finit par sortir, ni calmer, ni en colère. Il sort. Quand même on en prend plein la figure.
Puis, comme ça des dizaines et des dizaines de vendredis de suite, Malik revient, il dit ses mots, puis il repart. Il ouvre une canette dans la rue, s’assoit sur le bord du mur. Ses copains le rejoignent. Souvent il vient dans la semaine, mais il ne dit pas tout ça, ou pas comme ça.
Il crie parce que c’est trop dur… et qu’il ne sait pas le dire calmement.
Au fur et à mesure du temps, je l’écoute quand il crie et je le comprends. Il crie l’injustice. Il crie son ras-le-bol d’être à la rue. Il crie qu’il est à la rue. Il crie qu’il a froid, qu’il a faim, qu’il boit, qu’avant il avait une vie. Il crie qu’il a une femme et des filles. Il crie la rue. Il crie parce qu’il veut être entendu. Il crie le vendredi parce que le samedi et le dimanche, nous ne sommes pas là. Il crie parce que le week-end, il a peur de ne plus être entendu. Parce que le week-end, au 10 rue de la craie, il y a un vide. Il n’y a plus personne pour l’entendre. Et il a peur du vide. La porte est fermée et dedans il n’y a plus personne. Il crie parce qu’il veut dormir dedans. Il crie parce qu’il bosse comme ouvrier sur les chemins de fer. Il crie parce qu’il vient de dire à son employeur qu’il ne bossera pas la semaine prochaine. Il crie parce que c’est trop dur… et qu’il ne sait pas le dire calmement.
Alors en équipe, nous avons décidé de l’écouter. D’entendre sa colère. De l’accueillir et de la contenir. De lire entre les lignes, en écoutant entre les cris. C’est alors que sa blessure a été entendue. Son mal être. Ses ruptures. Son alcool. Le froid. La violence… la sienne et celle des autres.
Avec le temps avec les mots que nous lui avons prêtés, dont il s’est saisi, ou pas. Il a pu demander.
“- Je veux dormir au chaud.
– Ca prendra du temps Malik.
– Je sais. Ca prendra le temps que ça prendra.”
Au fur et à mesure des semaines et des années, nous pouvons en citer des hommes et parfois des femmes qui crient, qui viennent pour crier, pour dire, pour être entendus, pour que la colère soit contenue quelque part. Souvent ils crient, ça met bien le bazar dans nos émotions, puis ils s’en vont.
Il y a Eric, Patrick, Hamid, Christian, Stéphane, Jean-Paul, Pierre, Marcel, Farid, et les autres.
One Comment
Allix
J ai beaucoup aimé l’article sur accueillir les petits pas et vouloir qu ils soient grands.
Cela a fait écho en moi avec l’accompagnement des patients dans la maladie chronique et notamment les diabétiques. J y retrouve beaucoup de ressenti, d’émotions , de contradictions … que nous pouvons ressentir dans l’éducation thérapeutique.
Envie de suivre les futurs articles …