
« Montre-moi la Méditerranée ? »
“C’est ça l’hiver ?”
Je te revois engoncé dans ta doudoune bleue, le col remonté le plus haut que tu puisses, ton sac en bandoulière.
Nous sommes dans la salle principale de l’accueil de jour.
Nous sommes le 20 décembre. Il fait au plus 4° dehors. Il pleut, une pluie gelée et des grosses gouttes, des gouttes qui pénètrent tout et partout.
Nous nous sommes déjà croisés ici sans prendre le temps de discuter…
Je te vois. Tu t’approches de moi. Tu hésites. Tu fais quelques pas en arrière. Je te souris et tu t’accroches à mon sourire. Alors, finalement, vraiment tu fais un pas vers moi et tu me dis (sans retenir un ton un peu paniqué) :
“J’ai entendu dire que demain c’est l’hiver… Est-ce que ça veut dire qu’il va faire plus froid qu’aujourd’hui ?”
Je souris. Doucement surprise par la candeur de ta question inattendue, je te rassure en t’expliquant que demain c’est le jour “proclamé” de l’entrée dans la saison d’hiver, que demain il ne fera pas forcément plus froid qu’aujourd’hui, que la saison d’hiver durera trois mois… mais que tu as raison elle a déjà commencé depuis plusieurs semaines.
Tu n’es pas rassuré…
… parce que ce froid tu ne le connaissais pas, il y a encore quelques mois. Ce froid te coupe les orteils, les doigts, les oreilles. Tu n’es pas rassuré parce que tu marches toute la nuit pour garder ton corps en mouvement sinon tu as peur de l’engourdissement et du gel. Tu n’es pas rassuré non plus, parce que dans 2h l’accueil va fermer, qu’il fera nuit et que tu entreras de nouveau dans cette dimension bien trop aérée, très étouffante et si menaçante de la rue – la nuit – l’hiver.
Nous restons assis l’un à côté de l’autre et j’essaye d’être la plus chaleureuse possible. Nous ne parlons pas ou peu. Tu économises l’énergie.
Je le sais maintenant tu t’appelles Ibrahima. Tu viens de Côte d’Ivoire. Tu as fait ce chemin par la terre. Il a duré des mois. Et, tu décides d’un balancement de tête qui me dit non, de ne pas m’en dire plus sur l’enfer que tu as vécu. Tu es, à ce jour, à une étape de ton périple, mais cette fois-ci, tu ne sais pas encore quelle sera la prochaine.
Après plusieurs minutes, tu me demandes d’aller chercher l’Atlas et de l’ouvrir à la page de ton pays. Alors avec ton doigt, tu cherches la Côte d’Ivoire. Je vois tu n’es pas un habitué des planisphères, voir les reliefs à plat ne t’est pas arrivé souvent, alors je te guide, tu me dis les pays et je te les indique. Doucement, ton doigt passe par le Mali, il glisse vers le Niger, puis s’arrête sur la Libye. A ce moment là, je ne sais pas ce que je comprends. J’interprète certainement, mais ce dont je suis sûre, c’est que ton souffle s’arrête quand ton doigt traverse la Libye.
“Montre moi la Méditerranée.”
Nous ouvrons l’Atlas à une page qui donne plus de recul. Nous voyons l’Afrique, la Méditerranée, l’Europe, une partie du Moyen Orient et à gauche l’immense Atlantique.
Je te montre la Méditerranée. Tu t’arrêtes hébété. Abasourdi.
“C’est si petit ?!”
Doucement, je te demande comment tu l’as traversée. Tu bafouilles qu’en 4 jours et 4 nuits, tu as traversé cette mer sur une embarcation pourrie. C’était rempli, il y avait des gens partout. Mer que tu n’avais jamais vu. Cette immensité : un nouvel enfer.
4 jours, 4 nuits. Les plus longs de ton histoire.
Je te vois regarder tour à tour l’Atlantique et la Méditerranée. Je comprends que dans ta tête c’est une traversée de l’Atlantique que tu as faite. Voire même le tour du monde. Tellement tu as eu peur. Tellement tu as détesté. Tellement chaque minute était éternelle. Tellement, j’imagine, que tu as vomi tes entrailles sur cette mer- cercueil de vies et d’espoirs. Ton énergie est tendue.
Je me sens un peu perdue à côté de toi dans l’immensité de ton désespoir qui me coupe le souffle. Je voudrais trouver les mots qui apaisent, ceux qui te feraient revenir au moment présent. Si j’osais même je te prendrais dans mes bras et je te dirais
“Voilà… Là… ça y est… Tout est fini… Tu es sur la terre ferme maintenant… Tu es un survivant… Là… ”
Seulement, ça ne se fait pas. Alors je ne le fais pas. Au lieu de ça, je suis là à côté de toi, je t’envoie tout ce que je peux de douceur et de mon énergie enveloppante qui ferait office de couverture.
Tu te ressaisis.
“Et l’Italie ? C’est où l’Italie ?”
J’avance mon doigt sur la carte, tu le suis doucement. Ton doigt traverse les Alpes et nous voilà à Paris.
Tu es soulagé. C’est ici et maintenant.
Tu es là sain et sauf, en bonne santé. Tu esquisses un sourire, puis tu regardes par la fenêtre. Et, tu te souviens :
« Demain c’est l’hiver ».
Tu as déjà froid, rien qu’à regarder la nuit tombante, et le ciel gris et bas.
Demain, Ibrahima, c’est le premier jour de l’hiver, et dans le secret de ton corps,