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« Puis-je poser des questions ? »

Puis-je poser des questions ? 

Faut-il poser des questions ? 

Quelles questions puis-je poser ?

… aux personnes que je rencontre en maraude, en accueil de jour, au cours des mises à l’abri, pendant les repas solidaires ou à une distribution alimentaire ?

 

Ces questions sont peut-être les plus récurrentes que j’ai entendues dans les 10 dernières années en formations, en entretiens ou en réunions. Ces questions sont posées par des bénévoles et des professionnels engagés auprès des personnes qui vivent dans la rue. 

 

Ma première réponse est de dire non. Pas de questions. 0.

 

Préférons autre chose.

Concentrons-nous sur

la rencontre.
la personne !
le contact qui est train de se passer.
le fait de donner une bonne impression, de marquer le coup, de faire une blague, en tout cas de nourrir l’échange dans un mode plutôt donnant-donnant qu’un mode de question-réponse : celui qui accueille et celui qui est accueilli.

Concentrons-nous sur la création de liens sans enjeu et du coup, préférons parler du beau temps, de l’actualité ou des événements sportifs, et tiens, pourquoi pas des dernières mesures sanitaires !
Pour combler un vide que nous pouvons craindre, proposons de faire un tour de l’accueil, de partager un café ou d’intégrer une partie effrénée de Triomino ! Invitons la personne à s’asseoir ou demandons-lui la permission de rester quelques minutes auprès d’elle sur son bout de trottoir. Et, puis quand nous peinons à trouver un sujet de conversation, nous pouvons rester là, sans rien dire et puis partir au bout de quelques minutes. 

 

Une posture neutre et ouverte…

Je ne sais pas si vous avez écouté le podcast « Un verre avec Dérick Ondée ». (Ce que je vous recommande vivement ! ^^) J’ai trouvé vraiment intéressante l’approche de Dérick, quand je lui demande s’il a un secret pour entrer en relation et créer un lien, il répond :

 » Ma manière d’être. J’ai une position suffisamment neutre et ouverte pour que n’importe quelle personne puisse entrer en interaction avec moi. Je vois au fur et à mesure des années que j’arrive à construire une relation de confiance. »

Je comprends qu’il est à la fois dans l’attente de l’Autre, donc disponible à la relation, sans trop en faire non plus pour laisser sa place à la personne avec qui il crée le contact. Il n’impose pas un style pour que chacune des personnes qu’il rencontre puisse l’aborder en étant pleinement ce qu’elle veut / peut être. 

Je dois bien admettre que cette réponse a ouvert pour moi un champ de réflexion ! Moi qui ai souvent le souci de laisser une bonne image, et donc le travers d’en faire trop ou pas assez, par peur justement d’en faire trop ou… pas assez !

 

Dans tous les cas, soyons sûr.e.s que le mode questionnaire ne marche pas et casse le lien plus qu’il ne le construit.

Au fur et à mesure de mon expérience auprès des personnes qui vivent la grande précarité, je comprends que la rencontre se fait d’abord par le corps, par l’intuition, par les énergies. En effet, les premières rencontres avec une personne sont souvent l’occasion de sentir, de flairer, de réceptionner les ondes, d’évaluer la force ou les capacités de cette nouvelle personne. Pas très étonnant quand chaque rencontre faite dans la rue peut être une source de danger. Alors se protéger passe par une sorte d’évaluation indispensable pour juger à qui on a affaire. 

Pour nous, cela peut être déconcertant, c’est vrai. ça l’est.

 

Rencontrer l’Autre autrement qu’avec les codes sociaux du monde du « hors de la rue »

Hors de cet univers du social, quand nous rencontrons une nouvelle personne nous parlons assez aisément du lieu de vie, de vacances, de son travail. Nous posons ces questions qui sont finalement assez banales et récurrentes, cela peut même être impoli quand nous ne le faisons pas, car l’Autre peut avoir l’impression que nous ne nous intéressons pas à elle/lui.

Or, quand nous nous adressons aux personnes qui vivent la rue, l’exclusion, la migration, ces questions ne sont plus banales, elles touchent l’intime car elles peuvent emmener droit vers les failles et les blessures. Ces choses qu’on ne dit pas et qu’on ne veut pas dire, ou du moins pas tout de suite, ou alors en choisissant le moment. Et de notre côté, toutes ces choses que nous n’avons pas non plus envie d’entendre à la première rencontre ! On ne badine pas avec l’intime. 

 

Ne posons pas de questions avant que la relation ne soit créée. 

Contentons-nous éventuellement de celles qui créent du lien : 

– “Comment vous appelez-vous ? Êtes-vous un habitué du quartier ou de cette distribution ? Avez-vous regardé le match hier ? C’est la première fois que je vous vois ici, vous venez de vous installer ?” etc.

– “T’es de la police ?!”

pourrait répondre une personne irritée par des questions même les plus communes ! 

Alors qu’une autre personne serait prête à se dire…

 

“Ne faites pas aux autres ce que vous n’aimeriez pas qu’on vous fasse.”

Qui plus est, cette première partie de réponse tient compte de ce que le philosophe Frédéric Lenoir appelle la règle d’or de la relation* : « Ne faites pas aux autres ce que vous n’aimeriez pas qu’on vous fasse. » 

Cette règle d’or nous la connaissons, elle apparaît sous différentes formes dans toutes les religions. Et, j’ai toujours trouvé qu’elle est un bon curseur pour s’ajuster dans la relation d’accueil et d’accompagnement. Je l’utilise très fréquemment pour ajuster ma façon d’accueillir, de redonner une règle, de répondre à une provocation, etc.
Alors, je me pose la question sous cette forme :

Comment j’aimerais qu’on me dise ce que j’ai à dire maintenant ?

En effet, que celui ou celle d’entre nous qui serait enclin à répondre à des questions posées par un Autre – plus ou moins connu -, alors qu’il vient de s’asseoir pour prendre un café… Lève le doigt ! 

Au pire, nous aurions envie d’être tranquille, au mieux nous serions prêts à bavarder du temps, de la vie, mais pas de nous-même. Pas comme ça. 

Ce qui est sûr, c’est qu’aucun d’entre nous ne serait prêt à répondre à un ensemble de questions sur ses conditions de vie, son histoire personnelle, ou ce qui l’a amené.e là à vivre une telle galère. 

 

Et même sans poser des questions, on peut montrer à la personne qu’on l’écoute

Grâce aux 8 façons d’accueillir, de réceptionner ses paroles. Cela s’appelle l’écoute active et c’est puissant. C’est Carl Rogers, grand psychologue américain qui les a trouvées. Pour aller un tout petit peu plus loin, nous devons à cet homme l’accompagnement centré sur la personne, si cher à nos associations solidaires et à notre action sociale. 

Pour comprendre ces 8 postures possibles, je vous recommande de visionner cette vidéo sur l’écoute active faite par le Carillon et par ma copine Aude. Coucou Aude 😉

 

En résumé, ne pas poser de questions, c’est

Accepter de ne pas savoir.
Et savoir est-il plus important que créer un lien ou que reconnaître la présence de l’Autre par l’écoute, le regard, les mots ?

Accueillir ce que l’Autre a à nous offrir de lui et accepter ce cadeau comme il est.
Parce que ce cadeau en dit plus que nombre de questions toutes faites, derrière lesquelles nous sommes trop souvent prêts à nous cacher.

Préférer une autre posture.
Celle de l’accueil, de l’inconditionnalité, et s’ouvrir à la rencontre des énergies.

 

Ma seconde réponse est un peu différente…

 

Quand est venue la relation, quand vous sentez que vous avez dépassé le niveau de l’échange, qu’ensemble vous avez touché le niveau de la relation, que la personne rencontrée nous emmène là où elle est, et qu’à ce moment précis elle choisit de nous partager un sujet, c’est seulement à ce moment là que nous pouvons aller plus loin, approfondir en posant des questions. 

Par exemple :  

  • poser la question des revenus de la mendicité devient possible, si c’est le coeur de la conversation;
  •  interroger sur les pays traversés ou les conditions de parcours de migration devient possible quand la personne raconte son chemin depuis son pays d’origine;
  • s’attarder sur le nom des enfants quand la personne évoque sa vie familiale;

 

L’intelligence de la relation

 

Pendant mon année d’école de coaching, nous avons travaillé sur un concept qui met des mots sur ce réel : l’intelligence de la relation. 

Avoir ou être dans l’intelligence de la relation, c’est faire appel à notre corps, notre esprit, notre cœur, et adapter notre comportement, nos paroles et nos gestes à la personne, à la situation et au moment. 

C’est sentir ce que nous pouvons faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire, en étant dans une triple écoute : celle de l’Autre, celle de la relation, et celle de notre vie intérieure. Cette dernière peut nous donner des informations sur ce qui est en train de se passer et choisir de poser une question, d’interpeller ou le plus souvent de préférer le silence.  

Dans cette intelligence de la relation, nous nous concentrons sur l’instant présent, et pas sur ce qu’on veut savoir, ce qu’on veut comprendre, faire la vérité ou toute autre action qui pourrait nous empêcher d’accueillir vraiment et d’être l’écoute profondément. 

 

 

L’intelligence de la relation, c’est finalement l’intelligence du moment, de l’Autre et de soi.

ça s’apprend pour certains, c’est plus inné pour d’autres, ce qui est sûr c’est que c’est accessible à nous tous.
Ce qui nous apparaît là aujourd’hui, c’est un nouveau secret pour oser la relation :

Accepter de ne pas maîtriser le processus de la relation,
Laisser la magie du lien opérer,
Et, avoir confiance que c’est le plus beau chemin. 

 

 

 

 

*Frédéric Lenoir, Petit traité de vie intérieure, 2010, Chapitre 11 La Règle d’or.

2 Comments

  • PaulT

    Merci pour ce bel article!
    Et merci pour le loupé dans la date d’envoi de la newsletter, que je n’aurais peut-être pas lue hier…

    • AnnePaule

      Merci Paul !
      Hahaha, je suis contente alors si ce loupé a permis une rencontre qui aurait pu ne pas avoir lieu à un autre moment ! 😉 ç fait du bien à mon petit coeur de maraudeuse 😉

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